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En 1978, Salif Keita chante les louanges d’Ahmed Sékou Touré dans « Mandjou ».

Les plus grandes chansons naissent parfois dans les contextes les plus difficiles. Mandjou est de celles-là. Ce titre, apparu sur l’album éponyme de 1978, a été composé alors que les Ambassadeurs vivaient en exil en Côte d’Ivoire. Une arrestation a poussé Salif Keita et son groupe à quitter le Mali : celle de Tiécoro Bagayoko, un politicien très influent qui protégeait la formation star de Bamako. Déporté en 1977 par Moussa Traoré au bagne de Taoudéni, ce militaire malien sera assassiné quelques années plus tard.

Le contexte politique se durcit. Tout opposant ou toute personne perçue comme telle risque de subir le même sort. Lorsqu’un nouveau directeur est placé par le régime à la tête du motel de Bamako, les Ambassadeurs sentent le vent tourner définitivement. Début août 1978, Salif Keita, le directeur musical Kanté Manfila et six membres du groupe quittent précipitamment la capitale, en pleine nuit. Leur intuition est correcte, car les autorités les recherchent déjà.

Si l’on en croit le témoignage de Salif Keita dans un entretien avec le journaliste Vladimir Cagnolari, les artistes ont échappé de peu à l’emprisonnement. Arrivés à la frontière ivoirienne à 4 h 30 du matin, les Ambassadeurs sont épuisés. Le responsable du poste-frontière leur offre un repas, mais pendant qu’ils mangent, il reçoit un appel. « On l’a contacté pour lui dire que, s’il nous voyait passer, il fallait nous arrêter, se souvient Salif Keita. Comme c’était notre ami, il a dit qu’on était déjà passés et qu’il ne pouvait plus rien faire. »

Fauchés, mais inspirés

Les débuts des Ambassadeurs (devenus par la force des choses « internationaux ») à Abidjan sont très compliqués. Fauchés, privés d’instruments, les musiciens doivent louer leur matériel lorsqu’ils se produisent à l’Agneby Bar, un club d’Abobo. Le soir et en catimini, le groupe réussit à enregistrer avec la complicité d’un technicien, Moussa Komara, dans le studio de la Radiodiffusion télévision ivoirienne (RTI). L’album contient cinq titres dont le puissant Mandjou, qui va rapidement conquérir toute l’Afrique de l’Ouest.

« Mon espoir est avec toi / Le temps de pleurer n’est pas encore venu, Mandjou / Qu’Allah récompense Mandjou avec de l’or […] Tout le monde croit en toi Mandjou […] La vérité est source de fierté […] » À la manière de son modèle vocal, le griot guinéen Sory Kandia Kouyaté, Salif Keita adresse ses louanges pendant plus de douze minutes à un certain « Mandjou ». Ce nom, flatteur, renvoie notamment aux Tourés, « les saints nobles du Mandé », dans la tradition des griots. Celui dont il est question ici n’est autre que le président guinéen Ahmed Sékou Touré.

Décoré de l’ordre national du Mérite de la Guinée

La chanson est révolutionnaire à plusieurs titres. Si le rythme s’inspire de la rumba et que le morceau, très mélancolique, s’appuie sur les instruments du moment (orgue, guitare électrique, cuivre), le style est bien celui des griots traditionnels. Dans ce titre, un noble (de la caste des Keita) « s’abaisse » à chanter pour un autre noble et sa famille. Or, comme le rappelle Cheick Mahamadou Chérif Keïta dans Salif Keita, l’oiseau sur le fromager : « Au moment où Salif chante Sékou Touré, Sékou Touré était devenu un tyran. Il avait mis le pays à feu et à sang… Mais Salif Keita avait une dette personnelle envers lui, c’était le seul politicien qui l’avait accepté tel qu’il était. »

Le président l’a en effet découvert en 1974 lors d’une visite officielle. Fasciné par le talent du chanteur, et poursuivant sa politique de promotion et de distinction des artistes africains, il l’a invité en 1976 à Conakry et l’a décoré de l’ordre national du Mérite de la Guinée. En 1978, le chanteur, loin des siens et rejeté par son propre pays, se souvient du geste du dictateur. On peut d’ailleurs le voir arborer fièrement sa médaille au dos de la pochette de l’album.

Lorsque lui chante quelqu’un, c’est par noblesse, sa gratitude est éternelle

Le succès entraîne le chanteur sous d’autres latitudes : New York (où il enregistre deux disques, Primpin et Tounkan), Montreuil, en banlieue parisienne… Puis, il se produit sur les plus grandes scènes du monde avec le succès international de son album Soro en 1986. Mais, tandis que les griots célèbrent généralement les vivants, Salif Keita continue d’interpréter Mandjou, en réaménageant les orchestrations. Comme le souligne Cheick Mahamadou Chérif Keïta : « Salif a voulu montrer que lorsque lui chante quelqu’un, c’est par noblesse, que sa gratitude est éternelle. »

Cette fidélité et cette noblesse d’âme illustrent non seulement la profondeur de son art, mais aussi son engagement envers ceux qui l’ont soutenu. Mandjou n’est pas simplement une chanson, c’est un symbole de reconnaissance et de respect qui transcende les frontières et les époques, rappelant à chacun de nous l’importance de la gratitude et de la mémoire.

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